Denis Côté l’a souvent affirmé, CARCASSES est son film préféré parmi toutes ses réalisations. Son 4e long métrage est arrivé tout de suite après ELLE VEUT LE CHAOS, œuvre que le cinéaste voulait plus grand public mais qui en a laissé plusieurs dubitatifs. En grande partie en réaction, mais aussi par amour du cinéma, Côté propose alors un véritable ovni cinématographique, dans lequel la fiction happe le réel sans trop crier gare.
CARCASSES c’est avant tout un lieu, un immense cimetière à aire ouverte de bagnoles qui agonisent au soleil. Sans pouvoir nous situer au cœur de ce décor aux allures post-apocalyptiques, nous y découvrons Jean-Paul Colmor toujours occupé à démembrer ses carrosseries tel un docteur Frankenstein. Le vieil homme vif et efficace semble être prisonnier de sa propre ambition, cette idée folle de tout vouloir conserver, comme s’il savait l’arrivée d’un drame prochain que nous ignorons encore. Mais plutôt que de nous faire un portrait humain et chaleureux de ce charmant monsieur atypique, Côté explore davantage l’univers dans lequel il évolue pour mieux en cerner sa singularité.
Colmor ne semble pas se soucier trop de la caméra. Nous le voyons travailler fort, manger mécaniquement, travailler fort, répondre gentiment à des clients, travailler fort, suivre des leçons d’espagnol sur cassette… Et doucement, entre quelques coups de marteau, la musique divine de Gustave Mahler nous emporte, rendant chaque geste du vieillard héroïque, dieu mortel du métal et du boulon.
Comme pour défier son protagoniste, sachant très bien que c’est lui-même en tant que cinéaste que Côté met à l’épreuve (et nous aussi en tant que spectateurs), quatre jeunes trisomiques armés débarquent sur les terres de Colmor. Ces personnages bien réels sortent de leurs sacs la fiction qui s’invite subitement dans le quotidien du ferrailleur.
CARCASSES est un long métrage réjouissant pour tous les cinéphiles qui n’ont pas peur des propositions formelles en marge des productions commerciales. Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs en 2009, le réalisateur de CURLING a eu l’effet escompté, polarisant les avis, très loin de toute unanimité. Bref, le triomphe pour le Denis Côté rebelle de l’époque.
Il est désormais possible de voir dans cet essai cinématographique tourné dans l’urgence et avec comme seul budget celui d’une résidence d’artiste, le canevas des futurs BESTIAIRE et QUE TA JOIE DEMEURE. Si ces films se font naturellement écho, ils ne sont pas pour autant des calques les uns des autres. Il en demeure ce désir fort de surprendre, de déstabiliser nos regards engourdis, de défricher des territoires nouveaux dans un art centenaire toujours prêt à l’exploration des plus audacieux.
Côté n’est pas le seul à traverser la frontière entre le réel et la fiction. Il y a une très forte raisonnante avec le français Jean-Charles Hue qui nous offrait quelques mois après le CARCASSES de Côté, LA BM DU SEIGNEUR. Filmant les Yéniches, communauté de gens du voyage, Hue immisce également de la fiction dans leur quotidien. Mais contrairement à Côté, Hue est attaché à ses sujets, ayant vécu plus d’une dizaine d’années parmi eux. Il a même tourné avec les mêmes protagonistes, une excellente fiction au titre évocateur, MANGE TES MORTS.
Peu importe ses prochains projets, nous souhaitons ardemment que Denis Côté poursuivent ses « accidents cinématographiques », désormais nécessaires dans nos paysages souvent trop gris.