Dès les premières images d’ESSENTIAL KILLING, nous pourrions nous croire dans le parc de Death Valley en Californie ou dans le Bonneville Salt Flats de l’Utah, deux principaux lieux de tournage du GERRY de Gus Van Sant. Nous sommes plutôt dans un désert fictif rappelant l’Afghanistan où trois militaires se font surprendre par un taliban embusqué, qui dès lors doit survivre tel un animal dont on suit toujours sa trace. Le réalisateur polonais Jerzy Skolimowski a tourné la première partie de son film dans un désert de craie en Israël, non loin de la mer Morte. Et son homme traqué, c’est l’américain Vincent Gallo dans un rôle physique et pratiquement muet.
Sans être une influence directe, l’écho de GERRY de Van Sant résonne à de nombreuses reprises dans ESSENTIAL KILLING de Skolimowski. Dans les déambulations du protagoniste et sa quête quasi mystique, en plus de l’exploration sans fin d’un territoire hostile, le « taliban » que campe Gallo est autant perdu dans ses pensées que dans ces lieux aux conditions extrêmes.
Jerzy Skolimowski (un des principaux cinéastes du Nouveau cinéma polonais des années 60 avec Polanski, Kieslowski et Wajda) est revenu au 7e art en 2008 avec l’excellent QUATRE NUITS AVEC ANNA. Pendant 17 ans, Skolimowski avait troqué sa caméra pour les pinceaux. Et depuis ce retour remarqué, le réalisateur polonais semble avoir retrouvé l’inspiration de ces débuts. Ses années à se consacrer à la peinture teintent de nombreux plans d’ESSENTIAL KILLING, rappelant l’iconographie de certaines toiles représentant les martyrs chrétiens.
La force tranquille de ce long métrage, qui donne une leçon aux mégas productions américaines traitants du même sujet, c’est définitivement la performance sans filet de Vincent Gallo, prix d’interprétation masculine mérité au Festival de Venise en 2010. Skolimowski l’a judicieusement choisi pour mêler les cartes des stratèges de la géopolitique contemporaine. Avec sa barbe longue et ses cheveux dépassants ses épaules, ce « musulman » occidental pourrait tout autant être un quelconque prophète chrétien. Et en voyant les événements récents de l’année 2014, concernant ces jeunes prêts à quitter le confort de leur pays riches pour aller se battre dans ces conflits dont ils semblent si éloignés, il faut avouer que Skolimowski a vu juste.
Mais pas de jugement ou de moral dans ce film minimaliste et percutant. Bien au contraire, plus le récit avance plus Skolimowski se débarrasse de tous les codes des films d’actions typiquement américains. Il conserve uniquement l’essence même de tout être humain, soit le désir de vivre ou plutôt de ne pas mourir. Survivre malgré les obstacles et les dilemmes déchirants, être un loup parmi les loups et espérer déjouer la vigilance de la meute.
L’universalité de cette œuvre se confirme à la présence tardive de l’actrice Emmanuelle Seigner. Elle-même incapable de communiquer (elle est sourde et muette), il faut voir dans son personnage celui de la bonne samaritaine, prête à tout risquer pour soigner ce loup solitaire blessé et épuisé. Elle est l’espoir qu’il reste encore des personnes aujourd’hui qui oseront défier l’autorité pour accomplir les gestes les plus primaires, les plus importants.
Tant par sa facture visuelle forte que son travail sonore qui nous imbibe des dérives psychologiques de ce terroriste anonyme (nous apprendrons toutefois au générique qu’il se prénomme « Mohammed », comme il aurait pu être un autre « Gerry ») ESSENTIAL KILLING est un tour de force qui nous hante longtemps après la sublime scène finale. Du début à la fin, nous serons toujours à un bras du personnage de Vincent Gallo, comme si Jerzy Skolimowski voulait nous dire que nous pouvons tous tendre la main vers l’autre.