Pour le 20e anniversaire de sa mort, cette semaine est dédiée au cinéma de Krzysztof Kieślowski en revenant sur quelques unes de ses œuvres phares.
Œuvre librement inspiré des 10 commandements de la Bible, LE DÉCALOGUE de Krzysztof Kieślowski demeure l’un des grands accomplissements cinématographiques de la fin du 20e siècle. C’est dans le quartier Stawki en banlieue de Varsovie que sont tournés sur une période d’environ 12 mois en 1987 et 1988 ces épisodes d’une heure chacun pour la télévision polonaise. Mais c’est sur grand écran que le monde entier découvrira toute la puissance de ces histoires parallèles qui se côtoient et qui se complètent, seulement pour nous livrer un point de vue unique sur la nature humaine.
Ensemble dans un musée de la capitale de la Pologne devant un polyptyque du 15e siècle représentant les commandements, c’est le coscénariste Krzysztof Piesiewicz qui lance l’idée à Kieślowski de les actualiser. Avec une économie de moyen, sous le régime communiste de l’époque encore en état de choc de la loi martiale décrétée par le général Jaruzelski en 1981 (période d’environ 18 mois durant lesquels de nombreuses restrictions affecteront le quotidien des citoyens), le réalisateur, qui avait fait ses classes en documentaire à l’École nationale de cinéma de Łódź (où ont aussi étudié Polanski, Wadja et Skolimowski), adopte un style réaliste ancré dans le présent, qu’il ponctue de la délicate musique de son fidèle Zbigniew Preisner.
Dès DÉCALOGUE ÉPISODE 1: UN SEUL DIEU TU ADORERAS, l’un des plus forts de la série, Kieślowski plonge le spectateur dans les questionnements existentiels de ces personnages qui, par transposition, nous concernent aussi. Visionnaire, il voyait déjà notre confiance aveugle dans ces machines du futur que sont les ordinateurs, sans savoir qu’un jour ces objets nous suivraient partout, au point de nous aider vraiment à prendre des décisions.

Épisode 1: UN SEUL DIEU TU ADORERAS
Il y a tant à se reconnaître dans ces situations où la vie s’impose, avec ses hasards, ses contradictions, ses collisions où les lois et la morale de nos sociétés entrent en jeu pour provoquer de grandes questions sur nos acquis, sur notre simple désir d’être le plus conséquent avec nous-mêmes. Tel est le cas dans DÉCALOGUE ÉPISODE 2: TU NE COMMETTRAS POINT DE PARJURE dans lequel un médecin prendra une décision qui bouleversera radicalement la vie d’une femme, au péril de la perdre comme amante. Ou encore cette jeune diplômé dans DÉCALOGUE ÉPISODE 7 : TU NE VOLERAS PAS qui kidnappe sa fille, élevée par sa grand-mère comme la sienne pour éviter un déshonneur.

Épisode 2: TU NE COMMETTRAS POINT DE PARJURE
La sensibilité de Krzysztof Kieślowski s’exprime dans de nombreux petits détails, comme cet homme qui apparaît dans de nombreux épisodes (entre autre, transportant un kayak dans DÉCALOGUE ÉPISODE 4 : TU HONORERAS TON PÈRE ET TA MÈRE). Témoin de leurs souffrances, sans jamais dire un mot, il ressemble à un ange qui se serait évadé du tournage du film LES AILES DU DÉSIR de Wim Wenders, réalisé dans le pays voisin à la même époque. Les objets jouent aussi des rôles, qui vont souvent au-delà du symbole. Comme cet insecte dans l’épisode 2, prisonnier d’un liquide dans un verre, qui s’accrochera à une cuillère pour s’en sortir indemne, annonçant le sort du personnage à ces côtés.
Il y a aussi les épisodes 5 et 6 (TU NE TUERAS POINT et TU NE SERAS PAS LUXURIEUX) qui deviendront par la suite des films autonomes portés par la puissance de leur propos, la mort et l’amour. Je reviendrai davantage dans un autre texte sur le 5e volet de cette série (dont la version cinématographique remporta le Prix du jury au Festival de Cannes en 1988). Le 6e volet, qui s’intitula BRÈVE HISTOIRE D’AMOUR dans sa version longue, demeure le préféré de biens des gens car c’est celui où s’imbrique le mieux les hasards du destin et la part de contrôle que nous pensons avoir sur nos vies, créant ainsi de nombreux rebondissements. Cette histoire impossible entre un timide jeune homme et une femme mature, qu’il espionne tous les soirs à l’aide de son télescope, nous replace aussi dans notre rôle de spectateur, libre arbitre de ce qui se déroule sous nos pupilles.

Épisode 6: TU NE SERAS PAS LUXURIEUX
Bien au-delà des consignes religieuses, LE DÉCALOGUE est un prisme aux multiples miroirs dont les reflets nous renvoient aux nombreuses facettes de l’âme humaine. En travaillant avec neuf chefs opérateurs différents, favorisant les scènes tournées majoritairement la nuit (qui causa de réels problèmes de santé au fragile réalisateur) pour mieux éclairer les visages de ses merveilleux comédiens, Kieślowski montre surtout une Pologne qui témoigne d’un grand besoin d’affranchissement, liberté qui viendra progressivement dans les années qui suivront la chute du mur de Berlin et la diffusion internationale de son chef d’œuvre. Comme si en montrant les forces et les faiblesses de quelques êtres humains, aux yeux des siens et aux yeux de tous, Krzysztof Kieślowski avait entamé les fissures d’un système sur le bord de l’effondrement. Un plaidoyer universel en images et en son d’un homme sensible au sort de ses semblables.