Au début du long métrage Le salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot, il y a la vie. À Las Piedras, ville fictive d’Amérique latine, le réalisateur français nous montre comment la population et les migrants allemands, américains et français cohabitent dans ce no man’s land où règnent la chaleur et un chaos contrôlé. Ensuite, il y a la mort, celle que transportent deux duos d’hommes dans leur camion plein de galons de nitroglycérine. Le tout nous donne un long métrage haletant d’un cinéaste au sommet de son art, capable de mettre en scène le danger en le domptant habilement.
Sorti en salles en 1953, Le salaire de la peur remportait alors l’Ours d’or au Festival de Berlin et la Palme d’or du Festival de Cannes (plus précisément le Grand prix du Festival international du film 1953, car la première Palme d’or fut décernée en 1955). Exploit exceptionnel désormais impossible, dû à l’exclusivité de chaque festival, Henri-Georges Clouzot s’attaquait à un grand succès en adaptant le roman du même titre de Georges Arnaud.
Après les désormais classiques du cinéma que sont devenus L’assassin habite au 21, Le corbeau et Quai des Orfèvres (et juste avant son célèbre Les diaboliques), Clouzot tourne avec Le salaire de la peur sûrement son film le plus cruel et du coup, le plus humain. Ici, les frères d’armes peuvent progressivement montrer leur véritable visage et tout risquer au nom du moi. Si le trajet s’annonce long et périlleux, et que le moindre obstacle devient potentiellement une étincelle pour leur cargaison explosive, l’ennemi se trouve peut-être assis sur la même banquette entre les deux portières du véhicule.
Henri-Georges Clouzot, qui avait réussi à rendre nerveux Alfred Hitchcock (ce dernier ayant peur de perdre son titre de « maître du suspense »), a compris que s’il voulait que son film fonctionne, il devait nous rendre sympathiques ses personnages bien qu’ils ne soient pas trop aimables. Yves Montand (dans le rôle de Mario) et Charles Vanel (donnant vie à Jo), deux mâles perdus qui acceptent ce boulot suicide, nous démontrent l’étendue de leur talent, alternant entre eux les archétypes du bon et du méchant (Vanel triompha du prix d’interprétation masculine à Cannes). Ils en viennent à brouiller complètement les pistes et nous rendre acceptable leur choix respectif. Clouzot a également su tirer profit de l’équipage du second camion, composé de l’acteur italien Folco Lulli et de l’allemand Peter Van Eyck, en jouant avec la distanciation et les codes établis propres aux adversaires d’un duel.
Malgré tous les pièges qui nous sont tendus comme spectateurs dans ce thriller, il y en a un qui est impossible à éviter. Celui d’arriver au bout du film aussi épuisé que les protagonistes, cette étrange impression d’avoir retenu notre souffle tout au long du voyage, comme si notre siège d’observateur se trouvait finalement derrière le volant d’une de ces bombes à retardement.
Autre tour de force d’Henri-Georges Clouzot, c’est de nous faire à croire que l’action se déroule bien dans un quelconque pays d’Amérique du Sud. Le cinéaste et son équipe ont pourtant tout filmé dans la Camargue, région située dans le sud de la France au bord de la Méditerranée, où il ne faisait pas aussi chaud que prévu. Peu importe, les sueurs des acteurs semblent bien réelles et nous aussi nous en venons à ressentir toutes les tensions qui traversent astucieusement l’écran.